Cahier n°2
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Journées d’étude – 14-15 décembre 2013
Psychanalyse et groupes d’enfants au cinéma
Ouverture. Jean-Bernard Chapelier
Peter Pan et les enfants perdus par Annette Fréjaville et Kathleen Kelley
Film : Peter Pan et les enfants perdus de Paul J. Hogan. 2003.
Livre : K. Kelley. Peter Pan ou l’enfant triste, Calmann Lévy,1992.
Les conférencières alternent les récits de l’histoire de Peter Pan, de celle de l’auteur J.M. Barrie et l’étude de certaines séquences du film. Annette Fréjaville conte Peter Pan et les séquences choisies du film de J.Hogan. Peter Pan est l’enfant qui refuse de grandir, qui veut vivre sans entrave, sans différencierl’imaginaire et la réalité.
Il est le capitaine des garçons perdus, ceux qu’on a pas su porter et qui sont tombés de leur landau, et s’ils veulent grandir, il les tue. Wendy est une fille à l’orée de l’adolescence, elle fascine ses petits frères en leur racontant des histoires fantastiques. Nana, la chienne, est la nurse de Wendy et ses frères. Une tante de passage dévoile aux parents leur infantilisme et les enjoint de changer leur attitude, surtout vis à vis de Wendy qui devient adolescente (la preuve en est la marque du baiser au coin de sa bouche) et doit se destiner à devenir une femme. Nana est donc attachée à sa niche et destituée de sa fonction de nurse. Les enfants sont sans protection. C’est alors que Peter Pan, revenu chercher son ombre oubliée lors d’un précédent passage, rencontre Wendy : la séduction est réciproque mais repose sur un quiproquo : Wendy attend l’amoureux qui viendrait illuminer le baiser du coin de sa bouche, Peter Pan recherche une mère pour les garçons perdus et croit l’avoir trouvé après que Wendy lui ait recousu son ombre au corps… Wendy accepte de suivre Peter Pan et emmène ses frères au pays du «Neverland ». Ce pays est peuplé des fées aux comportements ambiguës, gentilles et méchantes, en particulier Clochette, des méchants ( le capitaine Crochet et ses pirates qui attaquent les garçons perdus, les Peaux-Rouges qui attaquent les pirates, les animaux sauvages -en particulier le crocodile- qui attaquent les Peaux-Rouges), des sirènes attirantes et dangereuses, L’ambivalence de Wendy, entre fillette, femme et mère, l’insistance de Peter Pan à la cantonner à la fonction maternelle font qu’elle veut rentrer chez ses parents avec ses frères…ce qui entraine plusieurs combats… Kathleen Kelley , s’appuyant sur son livre, conte la vie de l’auteur et l’articule à l’histoire de Peter Pan. L’auteur, J.M. Barrie, est le 9° enfant et 3° garçon d’une famille de tisserands. Un des ses frères (David) meurt à 12 ans, alors que lui en a 6. Sa mère sombre dans une profonde dépression dont il tentera en vain de la sortir, allant jusqu’à porter les habits de son frère. Comment alors dépasser 12 ans ? Fantasmerait-il d’être le complément de sa mère – dans ce pays du never neverland- sans passer par les identifications à son père ? Il écrit de nombreuses œuvres dont trois versions de Peter Pan : Peter Pan or the boy who would not grow up, Peter Pan in Kensington Gardens, Peter and Wendy . Dans sa tentative de remplacer son frère mort, « de devenir lui » « le double n’est pas vraiment un double mais le même du même », c’est un double pathologique qui supprime la possibilité de l’objet, de l’autre… Plus étrange encore les liens de l’auteur avec la famille Llewelyn Davies : J.M. Barrie rencontre les trois garçons de cette famille dans le jardin de Kensington, il se lie d’amitié avec eux, est introduit dans la famille, devient très ami avec leur mère, les invite aux premières de ses représentations. Le père des enfants, dans une lettre à son propre père, dit son malaise, son sentiment d’être court-circuité mais comment se défendre quand il n’y a que gentillesse de la part de J.M. Barrie ? Peu de temps après cette lettre, il déclare une maladie dont il meurt rapidement. J.M. Barrie soutient la famille et subvient à ses besoins ; il propose à Mme Llewelyn Davies de l’épouser, ce qu’elle refuse. Elle-même meurt, trois ans après son mari, et J.M. Barrie devient, à la demande de leur mère, tuteur des enfants ainsi que deux oncles maternel et paternel… le destin des trois enfants sera tout aussi néfaste : l’un meurt en 1915, dans la première guerre mondiale, l’autre en 1921 par noyade avec un de ses amis et avant son 21°anniversaire, le dernier meurt à 63 ans en se jetant sous une rame de métro.
Discussion: La discussion cherche à cerner de plus près le rapport de ces textes avec les groupes? Nous évoquons et développons la proximité des éléments de l’histoire de Peter Pan avec les processus de l’originaire au sens de la métapsychologie de P. Aulagnier (1981) :
– Spécularité et phénomène du double, recherche de contenant (les garçons tombés du landau qui cherchent une mère, un contenant),
– Auto -engendrement d’un monde différent, bien à soi, clos sur lui-même : un groupe,
– Refus du différent, recherche du même (ceux qui veulent grandir sont tués), toute-puissance de la pensée,
La place de la narrativité est remarquable : trouver une histoire où loger la sienne, qui peu à peu va construire celle du groupe et conduire chacun à articuler sa propre subjectivité à cette histoire, en transformant inévitablement l’une et l’autre (Wendy et ses frères décideront de rentrer), processus que nous retrouvons dans tous les groupes de psychothérapie.
Visionner des séquences de film, penser Peter Pan et son adolescence prolongée, se pencher sur la vie de l’auteur et ses rapports avec son œuvre ont vivement intéressé lesauditeurs qui en remercient les conférencières.
Pierrette Laurent.
Aspects groupaux d’une cour de récréation. Hervé Chapellière
Film : Récréation de Claire Simon.
A propos du film « Récréations » de Claire Simon. Didier Chaulet
Deux remarques sur la séquence montrant les sanglots d’une petite fille qui n’arrive pas à sauter du banc comme les copines.
1) La scène peut être considérée comme un mini drame caractérisé par une certaine relation à la souffrance et au malheur. Devant ces images, côté public, on est pris par un certain nombre de sentiments et d’émotions, rappelant ainsi combien la position du spectateur est participative. (Cf. dans les groupes thérapeutiques, la présence de l’adulte parfois connoté d’un simple regard. Ou encore, ces enfants en apparence inactifs et muets, mais qui sont des partenaires à part entière de ce qui se passe dans la séance, produisant eux-mêmes un travail psychique en interaction sur les autres).
Cette clinique du spectateur, Freud s’y est intéressé dans son article « Personnages psychopathiques à la scène » . Le texte porte sur le théâtre, mais on peut s’autoriser un rapprochement dans la mesure où cette cour de récréation peut être vue comme un lieu où la vie des enfants se joue autrement , avec une dramaturgie entretenue par l’habileté du montage de la réalisatrice. La question que pose Freud est la suivante ; « Qu’est-ce qui peut nous amener à éprouver de la crainte ou de la pitié pour les acteurs d’une pièce ? ». (la crainte, est ce qui fait peur pour soi. la pitié, est la peur pour quelqu’un d’autre). Autrement dit, qu’est-ce qui nous fait glisser de notre place de spectateur, pour en quelque sorte faire partie de la scène qui se déroule sous nos yeux ? Même s’il s’agit de l’identification au protagoniste du drame, encore faut-il en dégager les conditions..
– La première condition, est que la pitié éprouvée ne peut concerner le corps en tant que tel. Si on se met à la place de celui qui souffre dans son corps, toute activité psychique est interrompue (cf. le moment où la petite fille se plaint de brulures aux jambes). La souffrance physique est donc avancée comme une limite, seul l’aspect psychologique du drame peut être retenu.
– La deuxième condition;, ‘est qu’il faut une action, une dynamique et donc un conflit.
Un conflit entre une motion refoulée et une motion consciente.( « Je crois que c’est dans ma tête » dit la petite fille qui pleure sur son incapacité à sauter du banc, contrairement au groupe de copines qui l’entourent. A ce titre elle se démarque déjà des autres. Mais quelle ambition se cache derrière cette plainte ? Au passage on l’entend faire une critique sur le saut décevant de sa voisine !). Et le spectateur ne peut ressentir une émotion (Freud reprend la notion de catharsis introduite par Aristote) que s’il y a mise à nue d’une motion inconsciente, mais sous la condition que notre attention soit détournée. C’est à dire que si, dans le même mouvement, la représentation fait naitre chez le spectateur, résistance et plaisir (jouissance dans le texte).
2) La scène peut être regardée dans sa dimension psychomotrice, en se référant aux idées de A.Bullinger sur la construction des différents espaces corporels. Pour cet auteur, « On n’apprend pas à l’enfant, on lui donne des appuis » est l’aphorisme qui soutient cette théorie du développement sensori-moteur.De ce point de vue la difficulté que rencontre la petite fille pour se risquer à sauter du banc, concernerait sa maitrise de l’espace du buste (le plan sagittal qui définit l’arrière et l’avant du corps). Chez elle, l’arrière fond semble tout à fait assuré. On la voit à plusieurs reprises se poster de dos contre le mur (cf.les patterns de vérifications de M.Malher), une autre petite fille vient d’ailleurs la prendre gentiment dans ses bras, en lui appliquant là encore les mains sur son dos, comme pour mieux la rassurer. En revanche toute son inhibition porte sur l’investissement de l’espace avant « je crois que c’est dans ma tête » serait ici le témoignage d’une représentation anticipée. Elle a le saut dans sa tête, mais sans l’expérience sensorielle, ni les repères moteurs du schème projection-réception avant. Voir sa façon maladroite et périlleuse de descendre du banc. Il lui faut donc attendre l’offre d’un appui concret dans ce plan antérieur, c’est à dire les deux mains que lui tend une copine positionnée en face d’elle. Et ce sera son premier essai gagnant depuis le muret en contrebas, avant la réussite complète du saut. Un saut final préparé en tenant de chaque côté la main de deux petites amies, mais c’est bien la main qui compte qu’elle gardera serrée pendant son envol (l’autre main est lâchée), c’est à dire celle de l’enfant qui lui avait donné un appui dans l’espace du devant.
Le dernier point à relever est aussi la sonnerie de la cloche marquant la fin de la récréation. Ce rappel du monde adulte qui vient imposer l’urgence (c’est le moment ou jamais) de pouvoir enfin se reconnaître pair parmi ses pairs.
Freud S.(1905) »Personnages psychopathiques à la scène « in Freud et la création littéraire[p.22-30] PUF. coll. Quadrige 2010
L’impossible société d’enfants, Jean-Bernard CHAPELIER
Film : Sa majesté des mouches, Peter Brook
« Offrande aux puissances obscures » Vie affective des groupes à la latence à partir du roman « Sa majesté des mouches » (Lord of the flies) de W.Golding. Par J.B. Chapelier
Avant propos sur la réalisation du film :
Nous sommes en 1961. Peter Brook, âgé de 36 ans, compte pourtant à son actif près de deux décennies de carrière de metteur en scène de théâtre. Un peu lassé, il a très envie de revenir à sa première passion, le cinéma. Il va se consacrer entièrement durant deux années à la préparation puis à la réalisation du film Sa Majesté des Mouches.
Peter Brook voit immédiatement que Golding avait choisi de parler de l’humanité, à travers l’histoire d’enfants ordinaires et reconnaissables. Il pense pouvoir apporter quelque chose de plus à l’écriture de Golding : la possibilité d’établir un lien supplémentaire avec le spectateur, par le fait de vrais enfants. Une question le fascine : comment combiner la réalité visible dans l’image avec l’invisible contenu dans le roman, ce qui est dissimulé ou laissé à la libre imagination du lecteur. Il va faire preuve d’une sobriété exemplaire et nous interroge avec acuité sur les fondements mêmes de nos civilisations.
Peter Brook décide d’acheter les droits. Hélas, les studios Ealing en avaient déjà fait l’acquisition pour 2000 livres et commandité une adaptation pour la télévision. Renseigné par des amis, il garde l’espoir de réaliser son film. En effet, la Ealing remet les droits en vente pour 18 000 livres. Peter Brook se précipite chez le producteur Sam Spiegel, et Il lui précise qu’il veut uniquement un peu d’argent, pas de scénario, des gosses, une caméra et une plage. Sam Spiegel trouve l’idée formidable et se lance dans la préparation. Mais le
producteur imagine une épopée avec filles et garçons, enrichie de mille aventures, de nature à assurer un immense succès mondial. Peter Brook voit son projet lui échapper complètement. C’est alors que la Columbia s’affole et juge que c’est trop risqué pour un film sur des enfants. Spiegel abandonne le projet. Un jeune producteur, Lewis Allen, soumet à Brook l’idée d’un financement modeste mais réalisable. Le désir de faire un film à petit budget qu’avait exprimé Brook est rejoint par la nécessité. Il n’y a plus qu’à trouver une
trentaine de gamins anglais (il auditionne près de trois mille) volontaires pour une originale colonie de vacances à L’île Vieques proche de Porto Rico (mise à sa disposition gracieusement), pour tourner le film avec un chef opérateur, Tom Hollyman, venu de la photographie, et une équipe technique composée essentiellement d’amateurs. Peter Brook décide qu’il laissera les enfants improviser à partir de l’histoire de Golding, comme il l’avait souhaité depuis le début. Ceux des parents qui avaient tenu à accompagner leur progéniture feront la cuisine et s’occuperont des vêtements. Le temps de tournage très réduit pousse Brook à faire appel à un deuxième caméraman (son ami Gerry Feil) afin de couvrir chaque séquence. Tandis que Brook travaille précisément chaque cadre avec Tom Hollyman, Feil a juste pour instruction de filmer comme il le peut ce qui se passe sous sa caméra. Au montage,Brook se rend compte qu’il choisit en grande majorité les prises de ce dernier. A la minutieuse préparation des cadres et du mouvement des acteurs, il préfère la liberté de regard de Feil. Cependant, Brook a préparé le terrain à cette découverte tardive : pendant le tournage, il demande à ses jeunes acteurs d’improviser et tourne ainsi près de soixante heures de film. La présence d’une seconde caméra ne trouve pas sa seule justification dans les raisons pratiques invoquées mais bien dans le projet artistique du cinéaste. Cette méthode de travail montre la façon dont Brook souhaite (et ce, dès le début de sa carrière) s’éloigner du cinéma de studio traditionnel et trouve son inspiration dans le cinéma direct qui prend son essor dans les années 60. Sa Majesté des mouches possède ainsi la force d’un document brut pris sur le vif. Classé X, le film ne pourra être vu par les jeunes acteurs qu’à l’occasion d’une séance privée organisée par le réalisateur.
Avant propos extrait du dossier 178 du CNC.
Introduction
Il y a toujours quelques difficultés à utiliser des œuvres littéraires pour justifier ou même élaborer la théorie psychanalytique, fut-elle de groupe. Et ceci pour plusieurs raisons :-du point de vue individuel, nous n’avons accès qu’à l’élaboration secondaire de l’écrivain (nous n’avons pas comme en analyse les associations libres et le cadre qui génère la régression). L’accès à l’inconscient se fait par une déstructuration du langage et des liens secondarisés, ce qui n’est pas le cas pour toute œuvre écrite (hormis les recherches sur l’écriture comme J.Joyce dans « Finnegans Wake », ou « l’écriture automatique » des Surréalistes)
-du point de vue groupal, nous sommes confronté plus aux fantasmes et conceptions internes de l’auteur, ce qui nous renseigne sur sa groupalité interne, mais ne peut pas suffire à faire de son récit un document clinique.
Pourtant le texte littéraire que je vais utiliser « Lord of the flies » (« Sa-Majesté-des- mouches ») m’a beaucoup impressionné par la similitude qu’il présente entre les mécanismes
psychiques et groupaux décrits et ceux que je rencontrais dans les groupes thérapeutiques avec les enfants à l’âge de la latence. Bien que nous ne laissions pas les enfants aller jusqu’au meurtre, la violence qui se développe dans les groupes d’enfants de cet âge, au regard par exemple de l’expérience que j’ai acquise (contre toute attente) avec les adolescents, m’a convaincu que sans l’encadrement social et la présence des adultes, les groupes d’enfants à la latence pourraient aller jusqu’aux extrémités décrites par W.Golding. L’hypothèse que je voudrais soutenir est la suivante : à la latence, la dépendance au groupe familial et social empêche une réelle intériorisation des règles qui régissent l’instauration du social (ce que l’on pourrait nommer la socialité). En conséquence, la libération de la pulsionnalité et l’affaiblissement des repères identitaires qui sont des mécanismes propres à tout groupe, viennent attaquer le processus de la latence en mettant à mal le moi et le narcissisme encore fragile et en érodant le surmoi œdipien en renforçant son versant archaïque. La présence de l’adulte est nécessaire pour se substituer aux carences des fonctions de régulation de l’appareil psychique. Au fond, je voudrais défendre l’idée qu’il ne peut y avoir de société ou groupes sociaux supportable qu’après l’adolescence, et que des sociétés d’enfants à la latence seraient peu viables (sans la présence d’adultes ou d’adolescents).
Je vais donc me servir de la fiction de W.Golding pour étudier les groupes naturels à la latence. En effet, pour écrire ce livre, il s’est basé sur :« Ses observations de la nature humaine en étudiant pendant huit ans, ces éléments de base à l’état où ils se révèlent sans artifice : c’est à dire dans les jeux des enfants».
Ceci ne l’empêche pas d’organiser son roman comme une fable philosophique dont la finalité est de montrer que : « la responsabilité du désordre dont souffre le monde actuellement n’incombe ni à une classe, ni à une nation, ni à un système : ce désordre n’est que la reproduction – sur une plus grande échelle – des réactions enfantines quand on laisse à celles-ci pleine liberté de s’exprimer, dans les jeux par exemple » (notice autobiographique).
Pour situer William Golding rappelons qu’il est né en Cornouailles, en 1911. Il a fait ses études à Marlborough, puis à Oxford. En 1940, Il se marie, (deviendra père de deux enfants) et s’engage dans la Royal Navy. Il navigue durant cinq ans, et, finalement, participe aux opérations de débarquement en France. Démobilisé en 1945, il obtient un poste de professeur à Salisbury et commence à publier ses écrits. Il sera Prix Nobel de littérature en 1983.Lord of the Flies , 1954 (Sa Majesté des mouches ) est son premier roman, d’abord refusé par de nombreux éditeurs, mais il lui valut rapidement un succès international et fut porté à l’écran par Peter Brook dans un film fidèle et magnifique en 1963.
Si le récit commence comme un simple roman d’aventures, l’œuvre, au plan allégorique, est fort complexe: au début la beauté de la nature est en harmonie avec l’innocence qui règne au cœur des enfants. Puis peu à peu s’installe une dissonance entre la splendeur de l’île et la cruauté des enfants. En effet ceux-ci perdent leur innocence et deviennent des sauvages dont la violence et l’agressivité transforment le rêve paradisiaque en cauchemar ; le mal est au cœur de l’homme, il n’est que le produit naturel de la conscience des enfants et si la bonté existe, la nature profonde de l’homme n’a de cesse de la mettre en échec.
W.Golding a une vision pessimiste de l’homme, presque désespérée, qui sert de fil directeur à l’ensemble de son œuvre. C’est un moraliste qui utilise l’allégorie et la métaphore pour montrer, au fil de ses romans, la chute de l’homme et le triomphe du Mal.
La philosophie de Golding, par certains côtés ressemble à la vision de Freud après l’introduction de la pulsion de mort (1921). Celle-ci agit au cœur de l’homme. L’ennemi n’est pas au-dehors, mais en dedans. S.Freud ne dit–il pas que « chaque individu est virtuellement un ennemi de la civilisation ». Leurs conceptions de l’évolution de la civilisation sont aussi pessimistes l’une que l’autre, que ce soit S.Freud dans « Malaise dans la civilisation » (1929) et dans « Pourquoi la guerre ? » (1933) ou W.Golding, dans « Les Héritiers » (1960), qui conteste que l’évolution soit synonyme de progrès ; pour lui ce n’est qu’un mythe qui a échoué et n’a amené que le retour du mal et de la culpabilité universelle.
Nous allons donc considérer ce texte, en laissant de côté sa portée philosophique, comme un document clinique sur les groupes naturels à la latence que nous commenterons en nous appuyant sur ce que nous connaissons des phénomènes qui apparaissent dans les groupes thérapeutiques. Pour valider cette position, nous ferons remarquer que les descriptions de W.Golding sont non seulement proches de ce que nous rencontrons dans nos groupes mais proches, aussi des (rares) documents que nous possédons sur les groupes naturels .
LES MOUVEMENTS GROUPAUX
Personnages principaux : Ralph qui sera élu chef (enfant raisonnable en général et porteur des valeurs sociales), Porcinet son ami qui représente l’intellectuel maladroit (bouc émissaire, il incarne la connaissance), Simon le petit garçon rêveur qui détient la vérité (sur le monstre et le cœur humain) et Jack (le pulsionnel), chef de la horde en rivalité avec Ralph.
– Recherche de repères spaciaux
*L’île est un peu le prototype des groupes fermés, isolés de l’extérieur mais où il est possible de vivre et de s’organiser. Dans le roman il y a le sentiment de constituer ce groupe hors d’un onde inquiétant (menace de bombe atomique) : « On est chez nous », « Le même sentiment les enivrait les liait : ils étaient amis »(36), « C’est beau cette île »… et ils pensent à une l’île aux trésors… Mais cet espoir mis dans le groupe est rapidement confronté à des inquiétudes diverses : C’est d’abord la question :« qu’est-ce qui nous a assemblés » ici (« on a été attaqués ! ») et puis l’absence d’adulte. Ainsi dans la première moitié du livre toutes les dix pages un enfant demande « Il n’y a pas de grande personne ? »
*Ils organisent alors l’exploration physique des lieux : c’est bien une île, ils en font le tour, parcourent les forêts profondes, les pics, les espaces côtiers…
Plus ils cherchent à ressentir les lieux physiquement et sensoriellement ; ainsi ils se déshabillent, marchent pieds nus, se baignent, se jettent de l’eau…
Ils font rouler une pierre énorme « alors la forêt frémit, comme déchirée par le passage d’un monstre enragée ; puis ce fut le silence…Ils mirent plus de cinq minutes à s’arracher au spectacle de leur triomphe…», Il y a là une tentative d’emprise sur le cadre.
* Ils sont alors très préoccupés par leur nom, et ils mettent en place un travail d’identification : « comment t’appelles-tu ? », « Il faudrait savoir leur nom », « Porcinet circulait entre les garçons et demandait leur nom…Relève le nom des autres, c’est ton travail… »
Les premières difficultés de l’identification des enfants sont introduit par la confusion qu’engendre la gémellité (incertitude du nom des jumeaux).
* Parallèlement les enfants cherchent à s’organiser à partir du modèle social qu’ils connaissent et ceci aux travers les différents signes qui organisent symboliquement la société.
-« On aura des règlements, des tas de règlements et alors ceux qui désobéiront… » Arrivée de la maîtrise en uniforme et marchant au pas avec chef (Jack)…
-Utilisation de la conque pour prendre la parole (empêche l’association libre, l’anonymat et donc la régression)
-désignation d’un chef par vote démocratique …
Mais comme dans les premières séances, la pulsionnalité est activée à certains moments puis suspendue (par exemple , un enfant voit un cochonnet prisonnier de lianes, il sort son couteau
mais interrompt son geste meurtrier) puis les enfants de la maîtrise se déshabillent (enlèvent les signes de reconnaissance sociale) et deviennent des chasseurs (retour à la pulsionnalité pour W.Golding).
Dans les groupes thérapeutiques, de la même façon, les enfants abordent souvent le groupe en essayant de l’identifier à des groupes qu’ils ont déjà expérimentés comme la famille ou l’école. Ils attendent que l’adulte organise et structure le groupe mais aussi qu’il soit en mesure de les protéger des angoisses générées par le groupe et par les régressions.
Ainsi, dès le début les enfants recherchent l’adulte ; ils s’adressent au thérapeute et posent des questions sur ses capacités à contenir le groupe et à maintenir le cadre, sur le nombre de participants, sur la durée des séances et du groupe, mais aussi sur l’environnement, le rôle de l’institution et des parents. Puis les enfants, comme ceux de Golding explorent l’espace physique : ainsi ils font des remarques sur la pièce, ils peuvent agresser les murs ou les caresser, se rouler par terre ou sonder le plancher….
Ce qui sera alors déterminant, c’est cette confiance dans le thérapeute, et dans la solidité du cadre physique qui restera constante pendant toute la durée du groupe, ultime recours quelles que soient les angoisses qui émergent dans le groupe.
D’emblée, chacun se sent menacé, non seulement par la perte de son individualité mais aussi par la crainte d’un débordement pulsionnel. Le groupe est ainsi perçu comme inquiétant dans son organisation et dans son absence de limites.
Cette crainte de débordement due à l’absence de limites s’exprime dès les premières séances quand les enfants évoquent des personnages ou des monstres inquiétants qui ne peuvent plus contenir leur force. La solution vient du thérapeute sur lequel est projetée cette pulsionnalité, ainsi le thérapeute peut est identifié au monstre évoqué, il est alors censé pouvoir contenir toute cette force pulsionnelle.
– Les angoisses archaïques
Après un petit moment maniaque (« on est bien ensemble… on va bien s’amuser ici…L’île est à nous, elle est vraiment sympa…), par la voix du plus jeune (et un peu fou) l’angoisse et la peur s’installent par l’évocation de la bête, une espèce de serpent, qui, ne sort que dans le noir, elle mange…Monstre inquiétant (partie enfantile), les petits font des cauchemars toutes les nuits , « ils appellent les parents »… Ils décident alors de faire un feu pour demander de l’aide à l’extérieur .
On assiste alors à une désorganisation et une régression individuelles et groupales qui engendrent des angoisses et des fantasmes archaïques.
D’abord, il y a l’attaque des règles, l’abandon de la conque, l’instauration de la loi du plus fort (à la place de la démocratie) On assiste alors à l’’inversion des tentatives d’organisationsdécrites plus haut et à un glissement peu à peu vers la régression même si dans ces moments, pour empêcher cette régression groupale que les thérapeutes connaissent bien, un deux dit :« il faut noter les noms, il faut noter les noms ». Les enfants évoquent plusieurs types d’angoisses :
-annihilation : ils craignent que le feu (pulsion) vienne détruire complètement l’île (destruction de l’espace).
– persécution : il y aurait des enfants qui disparaîtraient – terreur nocturne des plus jeunes.
Dans ce moment, les réactions de défense consistent à construire une cabane pour créer des enveloppes sécurisantes . L’indifférenciation et la perte d’identité s’installent ; ils se peignent le corps et le visage et ils sont difficiles à reconnaître « Jack essaya un nouveau maquillage. Il peignit en blanc une joue et le tour d’un œil…Jack, stupéfait, regarda un reflet qui n’était plus le sien, mais celui d’un inconnu terrible… » .
Parallèlement, il y a un vacillement du surmoi (début de dissolution) : « Roger piétina exprès les châteaux de sable, écrasant les fleurs … Maurice le suivit et augmenta le désastre… »,Roger lance des galets vers un petit de façon répétitive mais sans le toucher : « Là, invisible mais puissant… planait encore la protestation des parents, de l’école, du gendarme et de la loi »
Dans ce moment de désorganisation-régression le groupe devient autarcique c’est à dire qu’il ne se centre que sur lui-même, il y a abandon du feu qui doit signaler la présence au monde extérieur, puis l’excitation monte avec la pulsion débridée dans le plaisir de la chasse et de tuer les animaux : « A mort le cochon, égorger le cochon que le sang coule… » Ainsi,peu à peu le groupe se transforme en horde. Mais le sang des animaux n’est pas suffisant… et Porcinet est frappé et maltraité (on lui casse ses lunettes), il entre dans son rôle de bouc émissaire.
Là encore, le parallélisme avec nos groupes est saisissant : après une première période où le contenant physique est exploré et éprouvé, les enfants dans un chaos inquiétant utilisent cette enveloppe commune pour unifier le groupe qui peut se laisser aller alors à de grandes régressions, amplifiant le phénomène de désindividualisation au profit de la constitution de l’identité groupale. Cette période initiale est très angoissante car le groupe est traversé par des fantasmes archaïques de vide, de morcellement et de persécution diffuse. C’est à ce moment où face à ces régressions, ils craignent, que le risque d’indifférenciation ne soit pas contenu par une enveloppe assez solide. Ils imaginent que les conflits internes pourraient faire éclater le groupe, et ils mettent à l’épreuve aussi bien le contenant physique que les capacités contenantes du thérapeute. Ces angoisses sont en lien avec le risque de la perte identitaire, ainsi ils deviennent muets, ils font semblant de s’effacer la tête les uns des autres, il peuvent se barbouiller de craie… Par exemple à la fin de la séance d’un groupe, un peu embrouillé, le thérapeute leur demande leur prénom ; les enfants n’arrivent pas à répondre immédiatement et inquiets, ils voudront appeler à l’aide les parents qui sont dans la salle d’attente.
– Le bouc émissaire Le monstre et la projection des angoisses obscures.Dans le roman, la bête, le monstre devient de plus en plus prégnant comme indispensable à l’unification du groupe mais aussi comme persécuteur externe. Les cauchemars et l’angoisse augmentent encore, les enfants voient de choses énormes et épouvantables qui se battent dans les arbres, ils inventent des histoires terribles …Le règlement lui, n’est plus du tout respecté : » La barbe pour le règlement « .Il n’y a pas seulement recherche d’un bouc émissaire externe mais depuis le début, Porcinet est désigné comme bouc émissaire potentiel. Cette place se précise, comme déplacement du chef contesté car ce dernier empêche la régression. Porcinet le pressent quand il fait remarquer à Ralph : « Il ne peut rien te faire à toi, mais si tu laisses la voie libre, il tombera sur quelqu’un d’autre. Et ce sera moi. » Mais la peur du monstre engendre des angoisses archaïques qui demandent une victime sacrificielle à l’intérieur du groupe (début de bagarre avec lynchage) avec les prémisses de la scission du groupe .
Dans les groupes, le bouc émissaire est un mécanisme bien connu. Les membres du groupe cherchent à expulser les « mauvais objets » ou plus exactement, ce qui génère une tension trop conflictuelle et chaotique.La régression en groupe, en mobilisant les différentes instances psychiques, va susciter de l’excitation, car les émergences pulsionnelles se heurtent aux exigences surmoïques. Comme pour protéger le groupe, les enfants vont amorcer une tentative d’expulsion de ce qui peut générer des conflits ou tensions internes mais aussi des mauvais objets persécuteurs . A partir de ce moment, ils se mettent en quête d’un bouc émissaire qui puisse contenir ces mauvaises pensées. Le bouc émissaire est d’abord exclu du groupe, c’est le moment où les enfants le laissent seul ; il devient alors rapidement le lieu de projection de tout ce qui les embarrasse. On pourrait dire finalement que le groupe se crée et renforce sa cohésion au détriment d’un de ses membres qui deviendra un peu son négatif, porteur momentané de toutes les difficultés du groupe.
Le phénomène du bouc émissaire configure l’organisation la plus rudimentaire du groupe, donc la plus simple, qui fait passer d’un état fusionnel et indifférencié à une fonction de tri par clivage, entre le bon et le mauvais. Le bouc émissaire est alors dans une position paradoxale. En effet, il est dans le groupe, car nécessaire à sa première organisation, et hors du groupe comme support des projections de ce dernier. Organisateur du groupe, il en marque aussi l’enveloppe et la limite.
Le thérapeute, après avoir assumé la pulsionnalité du groupe, doit pouvoir contenir les mauvais objets projetés sur lui (mais aussi d’assumer des liens par identification projective qui ont pour fonction de maîtriser sa dangerosité) et ainsi prendre la fonction du bouc émissaire (J-B. Chapelier et C. Neuville, 1989)
Dans cette période persécutive, l’ensemble des associations renvoie à la séparation, à la perte d’amour, mais aussi à la culpabilité. Tout se passe comme si le groupe ne pouvait assumer ses pulsions destructrices sans risquer d’être détruit. Et c’est ce qui va se passer dans ce groupe sans thérapeute.
– Fête maniaque et illusion groupale
La fête maniaque rassemble l’ensemble du groupe : «Sous la menace du ciel, Porcinet trouvaient du réconfort dans la compagnie de leurs semblables, si déchaînés fussent-ils, et ils entrèrent dans la danse. Ils étaient contents de toucher cette barrière de dos bruns qui endiguait la terreur et la rendait contrôlable ».
Puis c’est le sacrifice de l’enfant qui vient annoncer l’inexistence du monstre, celui-là même qui permettait la cohésion du groupe. Excitation maniaque, déchaînement pulsionnel, qui ne peut plus être contrôlé par aucune raison…Simon sera sacrifié a la place du monstre rassembleur, porteur de leurs projections.
-« A mort la bête! Qu’on l’égorge! Qu’on le saigne! Qu’on l’achève! Les bâtons s’abaissèrent et le cercle se referma comme une gueule grinçante et hurlante. Le monstre était au centre, agenouillé, les bras croisés sur le visage, et il criait toujours ses explications au sujet d’un mort sur une montagne. Enfin, le monstre fit un effort, vacillant,brisa l’étreinte du cercle et tomba du rocher dans le sable au bord de l’eau. Aussitôt, une lave vivante coula à sa suite sur la murette rocheuse, recouvrit le monstre et, avec des cris inarticulés, se mit à frapper, à mordre, à déchirer. On n’entendait pas un mot, mais des bruits de mâchoires et de griffes ».
Le groupe accède alors à une phase où tous les membres sont associés à l’unité groupale. Dans un moment d’illusion, les membres du groupe nient toute différence, tant au niveau des sexes que des générations, on assiste alors à une régression vers un fantasme groupal omnipotent qui renvoie à la mégalomanie narcissique, le groupe devient alors l’objet libidinal principal.
Dans les groupes thérapeutiques, c’est le thérapeute qui devient le bouc émissaire ; par cette fonction il permet le renforcement de l’unité du groupe des enfants en opposition à lui. Et surtout il transforme le objets inquiétants projetés sur lui, par son travail psychique.
– Le sacrifice
Or, en l’absence d’adulte (thérapeute) la fonction du bouc émissaire va se chroniciser, le sacrifice originaire (qui rassemble le groupe dans son entier pour la première fois) devant se
reproduire sans fin pour conserver la cohérence du groupe…Le bouc émissaire (constitutif du groupe) se transforme en victime sacrificielle (sacrifice qui sauvegarde le groupe) « Nous y étions tous » . La fête maniaque ne rassure pas car comme le disent les enfants des groupes « on va devenir fou » : « si on ne revient pas chez nous on va devenir toqué, sinoques, timbres, loufoques… et il y a un dernier appel aux adultes « écris donc une lettre à ta tante… ».Mais le groupe est dans l’incapacité de renoncer à sa pulsionnalité et à l’indifférenciation. On assiste alors à un appel au bouc émissaire, ce sera Porcinet, qui est dans ce rôle depuis le début, il sera tué par des rochers lancés sur lui. Les lunettes de la connaissance et la conque de la sagesse disparaissent avec lui. Puis ce sera le tour de Ralph…
Dans cette période , on assiste en même temps:
-au sacrifice de la pensée: la pensée et la vérité sont des valeurs persécutrices. Le sacrifice de Simon c’est celui de la vérité sur l’objet(imaginaire) persécuteur qui rassemble le groupe.
-Au sacrifice de la connaissance de la culture et de la raison (vol des lunettes et destruction de la conque) .
Derrière ces deux sacrifices, ce sont les processus de pensée et des médiations du Moi qui sont attaqués, pour tout dire les acquis fragiles de la latence. Pour paraphraser D.W.Winnicott, on pourrait dire que le moi abandonne son domaine (« le moi prend possession de son domaine » (1958, )
Le groupe n’arrive pas à s’organiser sur un mode œdipien (contrairement à nos groupes thérapeutiques), submergé par l’excitation, la violence et les pulsions. Constitué par le sacrifice humain, ce groupe semble en demander sans cesse d’autres pour survivre ….. jusqu’au retour des adultes décrits comme des surmoi œdipiens (officier de la marine avec tous ses attributs de l’autorité (« uniforme blanc, les épaulettes, le révolver, la rangée de boutons dorés sur la vareuse… ») Aussitôt les enfants retrouvent le calme, la civilisation et leur innocence, reste l’île ravagée par le feu… Jack redevient poli et Ralph « pour la première fois depuis leur arrivée dans l’île s’abandonnait au chagrin… »
« Vous jouiez à la guerre ? » dit l’officier (thérapeute) réintroduisant le faire semblant et le jeu…. FIN du roman
L’IMPOSSIBLE SOCIETE D’ENFANTS
– Œdipe organisateur dans les groupes d’enfants avec adulte
la différence des générations induite par la présence du thérapeute et représentée par une toute puissance phallique réintroduit de façon violente la nécessité de différenciation et par conséquence une problématique de castration. Cette période de dépression et de désillusion (abandon de la toute puissance phallique) va s’ouvrir sur une élaboration œdipienne incluant de nombreux fantasmes de castration (père castrateur) mais surtout de scène primitive (au moment des séparations vécues dans le transfert), avec le retour de thèmes de rivalité entre les enfants (savoir qui est le meilleur en sport ou en classe…), mais aussi des questionnements sur les différentes générations (métier des grands parents, par exemple)… Cette élaboration œdipienne qui pour l’enfant à l’âge de la latence permet des remaniements instanciels en particulier au niveau du Surmoi, va engendrer un fonctionnement moins régressif avec l’apparition de dessins plus défendus (avions, voitures..) et d’une activité propre à la latence. Vers la fin du groupe les enfants peuvent s’exprimer par l’intermédiaire de véritables œuvres d’art (recherche de l’esthétique au détriment du contenu). Par l’étayage narcissique, le groupe arrive ainsi à compenser les atteintes narcissiques liées à la révélation des désirs œdipiens impossibles.
La castration est sans doute le thème dominant : le thérapeute n’est plus fantasmé comme tout-puissant, et par là même, il devient accessible en tant qu’adulte permettant un réaménagement des identifications. Mais, en même temps, ce mouvement permet aux enfants d’assumer cette place d’enfant dépendant et impuissant.
En reprenant la théorie de la latence chez S. Freud le « courant tendre» post-œdipien est de nature narcissique, il résulte d’un travail de désexualisation. Nous avons vu que le groupe qui permet les gratifications narcissiques a une fonction-relais permettant dans un second temps que le thérapeute, en reprenant sa place d’adulte reconnu, puisse instaurer un lien désexualisé. A partir d’une régression originaire, le groupe dans son ensemble s’organise autour de la relation à l’adulte, calquant une organisation familiale. Parallèlement on constate le maintien d’une préoccupation pour la scène primitive comme étant à l’origine du groupe (plus ou moins archaïque). A partir de cette matrice régressive contenante, le groupe se structure désormais autour de la scène primitive et de l’œdipe. L’illusion groupale renforce les assises narcissiques, mais cette période reste très courte chez les enfants de cet âge (sauf à être entretenue par le thérapeute ). Il est possible en effet de penser que c’est la présence de l’adulte qui renvoie l’enfant à la castration et à l’abandon de la position phallique au profit du désinvestissement libidinal . Ce qui semble néanmoins le plus actif, c’est l’utilisation d’organisateurs groupaux internes qui s’appuient sur le modèle familial de la différenciation.
Dans ces groupes, les enfants se mesurent à la toute puissance de l’adulte, mais celle-ci n’est jamais déniée : ils cherchent plutôt à la contourner. Quelque soit la période du groupe, ils s’appuient toujours sur le thérapeute dans une position de dépendance. Comme dans la famille, sauf au moment de l’illusion groupale, la rivalité entre les enfants reste très importante, très violente au début du groupe (quelquefois ils deviennent même très sauvages entre eux comme dans le livre de W.Golding) et plus symbolisée à la fin.
Les groupes attaquent le processus de latence par la levée du refoulement, le remaniement identificatoire, la remise en question indentitaire et la libération pulsionnelle. La toute puissance groupale peut venir compenser la fragilité narcissique. Mais pour que cette régression puisse s’effectuer sans dérive destructrice et que le processus de latence puisse se remettre en place, la présence d’un adulte contenant est nécessaire. Sinon comme dans le roman de W.Golding, le groupe peut se laisser aller à des explosions pulsionnelles sans limites et répétitive ou au mieux peut se chroniciser dans un fonctionnement avec un bouc émissaire permanent.
Avec le roman de W.Golding et les observations sur les groupes thérapeutiques nous sommes loin de l’idéalisation de l’écolier de l’âge de la latence, cet « enfant de la civilisation porteur des espoirs et du progrès », cette peinture d’un « enfant bien adapté, heureux de sa place dans le monde, dont l’énergie est tendue vers les apprentissages et la socialisation », (comme le souligne ironiquement C.Arbisio, 1997). Il fait place à un enfant fragile et vulnérable dont la sociabilité ne peut s’exprimer que sous la contrainte de l’adulte.
Ce besoin d’étayage sur l’environnement social et familial et le fait que le groupe attaque les processus de latence expliquent peut être quelquefois les débordements violents aux quels sont soumis les groupes thérapeutiques (qui utilisent la régression) que les thérapeutes ne peuvent plus contenir.
-Groupe d’adolescent et auto-engendrement
Chez l’adolescent les groupes d’organisent autrement. L’enfant utilise une groupalité interne construite autour du groupe familial alors que l’adolescent devra réorganiser cette groupalité en renforçant le pôle fantasmatique des groupes internes (le pôle idiosyncrasique) d’un côté, et en y intégrant des formes plus sociales de l’autre. L’adolescent est donc confronté à un réaménagement nécessaire de ses groupes internes, à partir des fantasmes originaires remaniés par la puberté, et en particulier du fantasme de scène primitive qui sera remplacé par ce que P.Gutton appelle la scène pubertaire (scène où l’adolescent prend une part active). Après un passage transitoire par le fantasme d’auto-engendrement, l’adolescent peut sans danger se représenter dans une scène sexuelle homo-générationnelle (J-B. Chapelier, 2000). Ce changement fait éclater la position de la famille infantile qui n’est plus un groupe d’étayage (car devenu dangereux du point de vue œdipien) et demande un recours au groupe social ou mieux, et à titre transitoire, à un groupe de pairs plus adapté aux besoins de l’adolescent car façonné par les groupes internes, mis en commun puis partagé comme groupe social particulier.
Il y a sans doute dans cette transformation interne un des moteurs du passage de la dépendance familiale à la filiation (reconnaissance de la famille trans-générationnelle) et à l’affiliation (reconnaissance de l’appartenance à un groupe social).
Bibliographie
ARBISIO-LESOURD C. 1997. L’enfant de la période de latence, Paris, Dunod.
CHAPELIER J-B .2000. « Emergence et transformation de la groupalité interne à l’adolescence » dans J-B. CHAPELIER et all, Le lien groupal à l’adolescence, Paris, Dunod.
CHAPELIER J-B., C. NEUVILLE, 1989. Quelques hypothèses sur le phénomène du bouc émissaire, dans P.PRIVAT et Coll. Les psychothérapies de groupes d’enfants au regard de la psychanalyse. Paris : Clancier-Guenaud, pp. 94-118.
FREUD S. 1929 – Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
FREUD S 1933 Pourquoi la guerre? dans Résultats, idées, problèmes II ,Paris PUF,1985,203-215.
GOLDING W. 1960. Les Héritiers, Paris, Gallimard.
GOLDING W. 1956. Sa majesté des mouches, Paris, Gallimard (folio), 1987.
GUTTON P. 1991. Le pubertaire. Paris, PUF.
JOYCE J. Finnegans Wake, Paris, Gallimard, 1980.
NAUGRETTE J-P. 1993. Sa Majesté des mouches de W. Golding, Paris, Gallimard (foliothèque).
PRIVAT P., CHAPELIER J-B. 1987. De la constitution d’un espace thérapeutique groupal , Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe,7-8, 7-28.
WINNICOTT D.W.1958. Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot (PBP), 1974.
DISCUSSION GENERALE